LE BIATHLON DU DIABLE
Blotti dans un charmant recoin de l'Yonne, ce modeste village de quelques âmes ne peut que paraître insignifiant pour le voyageur qui le traverserait sans jamais pouvoir imaginer qu'il foule là le sol le plus maléficié de l'Hexagone.
Car la terre de cette antique commune est repue des scories des cadavres que le Jugement de Dieu y a abondamment enfouies …
Pourtant labellisée par les arcanes du Diable, la renommée funeste de cette bourgade maudite est savamment tue par les Offices de tourisme locaux qui s'emploient à dissimuler qu'il fut un temps où le Démon y avait élu domicile.
Instillant le vénéfice dans le sang de ses ouailles et semant les sortilèges dans l'esprit de ses brebis galeuses à doses non homéopathiques, le Malin expérimentait ici en cachette quelques-uns de ses sinistres pouvoirs, faisant de Chéu son laboratoire de prédilection et la capitale de l'impiété et du sacrilège.
Des événements inquiétants et déconcertants n'avaient à une époque de cesse de s'y manifester : des grabataires respectables se prenaient à danser de façon lascive, des animaux domestiques se contorsionnaient dans des postures difformes, de jeunes filles pures proféraient les insanités les plus viles, certains enfants décédaient étrangement dans l'ombre glauque des chaumières alors que sur plusieurs portes fleurissaient les dépouilles de hiboux cloutés sur fond de crépuscule peuplé de cris et de ricanements épouvantables …
Réduite à quelques masures insalubres et miséreuses plantées au milieu d'une triste lande uligineuse, cette commune abandonnée et profane voyait ses habitants se charger des pires félonies, la moindre chicane dégénérant en procès d'intentions malfaisantes, chacun accusant l'autre d'être inféodé à Satan.
Les aspersions d'eau bénite et les brandissements de crucifix n'y changèrent rien, le village et ses bois environnants étaient devenus le repaire empesté des mages noirs et le théâtre infâme d'horribles sabbats et de cérémonies infernales.
Ces affaires eurent un retentissement tel que le bras séculier de la Justice fut officiellement contraint de s'en saisir en exhumant des tréfonds de l'histoire médiévale l'épreuve terrifique de l'Eau au cours de laquelle, à la stupéfaction générale, malgré des charretées entières de villageois ligotés et déversés, pas un ne succomba, démontrant de facto aux Juges ainsi présents l'existence d'un cas unique de possession généralisée.
Nul doute alors que ce village était bien devenu au fil du temps le royaume putride des sorcières et des démonologues …
Cette circonstance extraordinaire a donc nécessité une mesure absolument efficace.
Celle-ci fut mise sans délai en pratique sur les berges de l'Armançon où fut dressé un gigantesque bûcher dans lequel furent immolés tous les survivants de la noyade, les adeptes du Malin périssant inéluctablement avec ce stratagème pervers qui représente là quand même un détournement exécrable de l'Ordalie.
Dieu étant de la sorte parvenu à supplanter le Diable dans son ignominie, les exorcismes aqueux et incandescents se succédèrent, laissant aux villageois désemparés nulle autre opportunité que celle ou de la noyade ou de la grillade.
Pendant plus d'un siècle, ce carnage perdurera jusqu'à l'intervention du Parlement de Paris qui rendra enfin au Jugement de Dieu sa définition traditionnelle.
Il fallut quand même attendre qu'un dramatique incendie ravage la contrée pour que celle-ci soit enfin considérée comme réellement désinfectée du sarcopte du Démon.
Mais peut-on vraiment en être sûr ?